I was born on a Dublin street where the Royal drums did beat
And those loving English feet they walked all over us
And every single night when me da' would come home tight
He'd invite the neighbours out with this chorus:

Ce fut la nuit du 25 février 1998 qui entendit le premier cri d’une petite fille aux cheveux noirs, au nez prononcé et aux traits durs. Était-ce déjà un cri de révolte, de colère ou de haine ? Bien malin qui l’aurait dit, mais c’est la foudre qui répondit.

Une femme aux teint cireux, aux traits revêches et usés écarta de son visage une mèche filandreuse de cheveux fades pour porter les yeux au dehors. Entre les grues de déchargement et l’ombre de la cheminée de la fabrique locale, s’étendait un ciel d’un bleu nuit rageur et menaçant que couvraient des nuages sombres. Il pleuvait du désespoir sur les baraquements de briques grise, et les poubelles cabossées des rues délabrées. Lorsqu’elle détacha son regard du sublime de ce ciel des suicidés et du sordide minable de son quotidien, ce fut pour le reporter vers sa fille et son regard bleu si dérangeant.

Dans un souffle, elle articula trois prénoms:

Aliénor.
Un prénom rare, étrange, français, difficile à prononcer. Le prénom d’une ancienne reine bretonne répudiée. Un prénom dans lequel on entendait alien, aliénation, aliénée… Un prénom qui étymologiquement signifiait “qui est autre”.

Jean.
Un prénom anglais qui ne signifie rien.

Enola.
Un vieux prénom gaulois, celui aussi du bombardier qui lâcha la première bombe atomique sur Hiroshima. Un prénom qui à l’envers se lit alone, ce qui en anglais signifie “seule”.

C’est en effet seule qu’elle la laissa. La mère et la fille ne se revirent jamais plus.

Plus tard, Aliénor émettra quelques hypothèses quant à cette mystérieuse disparition, se demandant si elle était morte sous les coups de son père ou des suites de l'accouchement, ou si elle avait fui son mari en lui abandonnant sa fille. En l'abandonnant à son père...

Elle n’aura jamais de réponse.

Le jour se lève sur ma banlieue
J'ai froid c'est pourtant pas l'hiver
Qu'est'ce que j'pourrais foutre nom de Dieu
J'ai pas un rond et j'ai pas l'air
sérieux, sérieux:

Les premières années de sa vie, Aliénor les passa entre les docks de Dublin et une petite ville rurale de la baie du Donegal, au nord-ouest de l’Irlande. Elle est principalement élevée, si ce mot peut être vraiment employé pour désigner son enfance, par une voisine, une grosse dame un peu portée sur la bouteille, ni bonne ni méchante, qui surveillait vaguement la gamine en même temps que d’autres gosses du voisinage contre quelques billets. Elle est plutôt négligente et Aliénor est finalement surtout livrée à elle-même, ce qui lui forge un esprit débrouillard et indépendant, mais ne l’exerce pas du tout à la sociabilité. Ses relations avec les autres enfants du voisinage oscillent ainsi entre mauvaises et absentes.

Jamais Aliénor n’eut d’attachement particulier à celle qui faisait cuire les repas des plus grands et chauffer le biberon des plus jeunes. D’autre part, elle savait que cette absence d’affection était réciproque. D’une manière ou d’une autre elle avait très vite compris que les vagues soins qu’elle leur prodiguait les maintenait en vie mais que l’intérêt qu’elle avait de les leur prodiguer était pécunier. Mais objectivement, Aliénor la trouvait mieux que son père: ses vêtements sentaient davantage le choux aigre que l’alcool, elle ne lui criait pas dessus, ne la battait pas, et ne lui faisait pas peur. De plus, avantage considérable, son appartement contenait occasionnellement des magazines, des journaux, et même des livres. Certes, c’était des manuels de cuisine et ils étaient au nombre incroyable de deux. Mais c’était déjà un début, et un début qui permit à la petite gamine d’apprendre, seule, à lire.

A quatre ans, elle lisait déjà couramment, ce qui aurait dû être de nature à impressionner les adultes autour d’elle, mais il aurait fallu qu’ils en aient quelque chose à foutre. Tout naturellement, elle se mit alors à rêver de livres et comme elle avait l’esprit à la fois rationnel et logique, elle se dit qu’une bibliothèque devait être un bon endroit pour en trouver. Comme elle était vive d’esprit, elle n’eut pas tant que cela de mal à trouver la bibliothèque municipale la moins éloignée. Comme elle n’avait pas froid aux yeux, traverser les rues où passaient les voitures et les autres dangers ne furent pas vraiment de nature à l’impressionner. Elle lut un peu de tout, en désordre et surtout, sans aucune adaptation de ses lectures à son âge. Sans doute, un adulte aurait dû s'inquiéter de cela et d’autres dangers auxquels elle s’exposait, mais il aurait probablement pour cela fallu qu’ils en aient quelque chose à foutre.

Je suis de la mauvaise herbe, braves gens, braves gens
C'est pas moi qu'on rumine et c'est pas moi qu'on met en gerbes
La mort faucha les autres, braves gens, braves gens,
Et me fit grâce à moi, c'est immoral et c'est comme ça
Et je me demande pourquoi, bon Dieu ça vous dérange que je vive un peu:

Elle n’avait pas encore cinq ans quand son père, sans prévenir, déménagea. C’était-il attiré des ennuis avec la police ? Avec des gens de la mafia ou des petits caïds du coin ? Fallait-il dire plutôt d’autres membres de la mafia ou d’autres petits malfrats du coin ? Aliénor n’aurait pas su le dire, pas plus maintenant qu’à l’époque, mais c’était bien le genre du personnage. Quoiqu’il en soit, le père, et la fille bon gré mal gré emportée dans ses bagages, faute d’avoir pu l’abandonner sur le bord de la route comme un chiot en été, partirent pour le Donegal, dans le village où le père avait grandi. Aliénor y débuta par la même occasion une scolarité qui fut tout de suite marquée du voile sinistre de la mort.

Personne n’avait détecté ce que ses soudains maux de têtes, courbatures et sa nuque raidie signifiaient, jusqu’à ce que l’épidémie de méningite se propage. Trois enfants furent hospitalisés mais trop tard. Aliénor fut parmi eux celle qui fut la plus gravement malade, mais aussi la seule qui survécut. On ne pardonna jamais à l’inconnue sinistre aux vêtements pauvres et aux cheveux mal lavés, ni la tragédie, ni cet affront, qui l’encrèrent définitivement comme le mouton noir de sa classe.

La violence qui était depuis toujours son monde, encore plus maintenant qu’il n’y avait plus personne chez qui s'éloigner des coups de son père, fut la plus efficace des réponses qu’elle su trouver à celle dont ses pairs n'hésitent pas à la gratifier. Pour ne rien arranger, elle s’était révélée anormalement bonne élève. Loin d’en tirer de l’affection, ses professeurs en concurrent de la méfiance pour celle qui dents serrées et regard hargneux fixés sur ses cahiers finissait avant tout le monde des devoirs destinés à des élèves deux ou trois années au-dessus de son âge. La férocité de son regard qui n’avait pas échappé mettait mal à l’aise. Et puis son père était un enfant du pays, elle portait son visage, son ombre et son nom. “Elle aussi, elle tournera mal.” pensait-on, disait-on comme une fatalité qu’on se gardait bien d’essayer de détourner. La seule lueur d’espoir vient d’un professeur de mathématiques qui avait peu de sens de la nuance et décrété qu’elle deviendrait “ une terroriste ou une médaille Fields.” Mais aucun adulte ne pris jamais l'initiative de lui tendre la main.

Ich dachte, das war's, ich lass es sein
Komm' nie wieder klar, alles vorbei
Doch dann warst du da
Du stellst alles auf den Kopf, ich Glaub', deine Liebe ist mein Plot-Twist
Hab' doch geplant, allein zu bleiben
Doch dann warst du da
Du stellst allеs auf den Kopf, ich Glaub', deine Liеbe ist mein Plot-Twist :

Mal tourner, Aliénor a conscience qu’elle l’aurait pu, même si elle n’a peut être pas exactement la même définition de ce qu’est ”mal tourner”. Mais un événement était venu tout changer.

C’était une des ses journées où comme tant d’autres où sa capacité de serpent à se dissimuler parmi les ombres et rapidement se tirer n’avaient pas été suffisants. Ils étaient trois et membres d’une bande de petits cons plus âgés qui l’avaient élue comme souffre-douleur privilégiée. Elle avait beau mettre toute sa rage à rendre les coups, il était évident que la situation n’était pas à son avantage et qu’elle allait passer un sale quart d’heure. Ils furent cependant rejoints par quelqu’un qui n’avait pourtant l’air ni agressif ni méchant. Mais ce ne fut pas dans le visage d’Aliénor que son poing vint terminer. Elle le regarda avec encore plus de méfiance que d'étonnement et ne baissa ni sa garde ni sa hargne, croyant voire venir le piège; c’était la première fois que quelqu’un venait l’aider, et elle ne croyait pas que cela pouvait exister..

“Ne me mords pas, petit tigre, je suis de ton côté.” avait déclaré avec un sourire plutôt gentil celui qui n’avait pas aimé qu’on s’attaque à quelqu’un à trois contre un, celui qui n’était pas un élève de sa classe mais un an plus âgé, celui qu’elle ne connaissait pas encore, mais qui avait, lui, appris depuis peu et un peu par hasard l’existence de sa cousine. Il lui ressemblait beaucoup, mais ses yeux étaient plus verts et ses traits plus doux. Il s’appelait Oliver Greenblood.