Le regard de la belle japonaise passa de Paul à Tchang et de Tchang à Paul silencieusement. Derrière les mots grossiers, les reproches et les gronderie se dessinait devant ses yeux le spectre d’une réelle et réciproque tendresse entre le malfrat et le gamin. Le mafieux avait beau jouer les durs, il était évident qu’il avait pour son apprenti un réel attachement. Cela le rendait plus sympathique, cela la rendait un peu triste. Elle lui rendit son sourire. Un bref coup d’œil complice et réprobateur à son petit frère, et elle rétorqua, reprenant l’exact même ton d’ironie du truand. « Ha… les jeunes… hein ? On fait de notre mieux pour les éduquer, on essaye de notre mieux les aider à devenir des adultes honnêtes. Et au lieu de ça ils enchaînent les conneries et accumulent les mauvaises fréquentations... Terrible, n’est-ce pas ? » L’intonation de la voix était trop évasive et innocente pour cacher véritablement qu’il y avait peut-être là plus qu’une simple plaisanterie mais le ton était totalement exempt du mordant qui eut rendu le propos méchant. Certes, c’était par prudence, autant pour elle et l’hôpital que pour le jeune novice de la Triade, qu’elle avait pris sur elle de peser ses mots, préférant le terme de "mauvaises fréquentations" à celui de "pires crapules" qui lui serait sans quoi venu naturellement. Elle n’oubliait pas à qui elle avait à faire et son instinct spontané d’insolence devait se faire violence, reconnaissant non sans déplaisir la nécessité de céder au moins un peu à une préoccupation minimale de sa survie et sa sécurité. Mais si le reproche était tu dans ses paroles, pas directement en tout cas, c’était surtout par une authentique volonté de ne pas les blesser. Helen pouvait avoir du chagrin, de la rancune, de la colère ou de l’aigreur, mais l’on aurait vainement cherché en elle un atome de réelle cruauté.

Helen Tanakeno Coordinatrice générale des soins et infirmière anesthésiste à la clinique Blackwell (pour plus d'informations)

« La jolie femme s’en remettra, merci pour elle. » renchérit-elle d’un ton plus ou moins faussement bourru, plus ou moins vraiment blasé, vrai mélange de fausse indignation et de vraie ironie. L’ambiguïté de cette parole était que l’on peinait à distinguer à quoi vraiment elles se référaient.

Rapportée aux termes fleuries que le jeune sino-américain prêtait à son patient et à la réaction du dit patient à entendre révéler ceux-ci, la réponse était celle amusée de quelqu’un qui en avait entendue d’autres. En somme, si elle ne se formalisait pas plus de la méprise que du vocabulaire, elle tenait tout de même, amusée, à signifier que l’image de gentille petite chose délicate que le propos du mafieux semblait dépeindre dans son portrait était légèrement exagérée, pour ne pas dire complètement à côté de la réalité.

Rapportés aux mots précédents qu’elle avait tenus elle-même, aux fameux mauvais choix de vie du petit, à ses fréquentations crapuleuses, à son appartenance criminelle, le ton avait plus d’amertume, plus de tristesse. « Je m’y ferais, de toute façon, je n’ai pas le choix » auraient-ils peu signifier.

L’ensemble formait une bien énigmatique attitude, derrière un humour taquin, lui affiché sans ambiguïtés.



« D’ailleurs… » commença-t-elle avec une voix que Paul pourrait sans difficulté reconnaître comme celle qu’employait la grande sœur lorsqu’elle avait mis le doigt sur l’une des bêtises maladroitement dissimulée des quatre garnements, qu’elle s’employait à élever.

Elle se tourna vers Tchang avec un regard inquisiteur et une voix insinuante dont la fausse naïveté ne trompait absolument personne, et n’en avait absolument aucunement l’intention de faire là-dessus illusion. « Lorsque vous me dites que ce n’est pas que pour vos beaux yeux que Paul c’est pris par deux fois une balle… » Un sourire félin insinuant à la limite de la raillerie ornait grandement ses lèvres. Pour ne pas s’enfoncer dans les méandres du chagrin, la jeune soignante avait pris le partie de l’ironie.

« C’était donc quoi la première ? » Si l’on excluait toutes les sombres angoisses qui de son esprit ne pouvaient s’exclure, il fallait bien reconnaître ce qu’il y avait d’un peu cocasse dans la maladresse quasiment touchante du grand criminel se prenant les pieds dans ses propres mots, rattrapé au propre piège de son propre propos.

« Me voilà un homme rassuré. » Répliqua Tchang à Helen en tentant d'afficher un sourire espiègle qui se transforma inévitablement en grimace informe.

A n'en pas douter, quand bien même sa capacité à mouvoir sa tête et s'exprimer intelligiblement étaient admirables, il n'était aucunement encore en état d'interpréter convenablement son personnage. Cela, il aurait du le comprendre depuis bien plus tôt, lorsqu'il avait tenté de marchander avec la jolie nippone, mais Tchang n'était pas non plus un grand modèle d'intelligence.

Vint ensuite la question que le chinois allait tout autant regretter qu'adorer. Pour sûr, il n'avait que très rarement eu de telles occasions. Parler des filles entre truands, c'était monnaie courante, ça chambrait, ça blaguait, mais dans la Yellow Team, il n'avait jamais toléré de jugements de valeurs, pas en dehors des siens en tout cas. C'était bien l'avantage de s'entourer de jeunes. Quand bien même vous n'étiez qu'un homme à prostituées, vous en saviez forcément plus que ces jeunes puceaux.

« Je crois que j'ai la mémoire qui flanche… non, pas sur l'histoire, confia t-il à Helen en voyant son expression, mais pour qui il l'a prise, si je l'ai déjà dit. Bref, lui et moi, on était de sortie, dans sa voiture.

Il eu un léger froncement de sourcil, une expression de doute, et pivota la tête vers le jeune sino-américain.

- C'est ça, hein ? On devait aller... faire... un truc, je sais plus quoi. Bref, fit-il en reportant son attention vers Helen, et notre petit doigt nous a dit qu'il y avait eu, heu...

Se raclant involontairement la gorge dans son hésitation, il eut une quinte de toux. Rien de bien violent, mais de quoi lui donner les secondes suffisantes pour trouver des mots moins incriminants que "une attaque guidée de justicière sur un bordel qu'on voulait voir fermé".

- Pardon... je disais. On a entendu du grabuge sur le bordel de Sing-Mu. T'en a peut-être entendu parler tiens. Le petit immeuble glauque et insalubre sur la rue Pu Chao. En Octobre ou en Novembre. C'est une costumée qui a fait ça, et elle s'est perdue. Heureusement, on étaient là, au bon endroit, au bon moment. Pas vrai, P ? »

Occultant très volontairement les détails les moins reluisants que le gamin connaissait lui-même, Tchang se contenta de le fixer à la fin de sa réplique. Aucun clin d'oeil, aucun regard spécial, juste se fixer, une seconde, et se comprendre. Si Helen en savait déjà trop, il n'était pas besoin de la mettre au courant de certains secrets.

- Bref, il a cassé la gueule à deux ou trois types et on a emmené la donzelle. Ca se passait bien, et puis la "milice locale" a voulu s'en mêler alors on s'est tirés, fissa. Il a sauté par la fenêtre et moi j'ai foncé, mais déjà qu'avec mon allemande je vais moins vite que les balles… alors ta Ford Focus…

Il aurait bien aimé pouvoir lui tapoter la main. Faire un véritable geste de compassion. L'idée type c'est que "le métier doit bien rentrer", mais après tout ce qu'il s'était passé, tout ce par quoi ils étaient passés, rien que l'idée que cette balle ai pu toucher une artère le rendait encore plus malade qu'il n'était. Sur ce coup là, ça s'était joué à peu, si peu…

- Désolé gamin. Enfin, une dernière fois, il tourna la tête vers la japonaise pour terminer son laïus. Bref, celle-là, elle était pas pour moi, elle était pour l'honneur de la blonde. »

Et aussi par vengeance, ce ne fut pas pour la déposer délicatement à l'arrière que le gamin a perdu le temps nécessaire aux Wo Hop To pour rappliquer et les canarder, mais ça aussi, ça ferait partie des détails inutiles. Ces histoires là ne valaient le coup que si elles mettaient leurs héros en valeur.

Il racontait tout de même bien les histoires, ce con… Certes, Helen n’était pas dupe et si elle avait assez vite renoncé à véritablement démêler ce qui dans cette histoire, tenait de la fantaisie ou de l’exagération, elle était sans illusions. Il y avait bien là deux doses de romanesque pour une dose de réalité au moins. Même si elle ne savait pas toujours distinguer exactement à quel point et où les arrangements avec la vérité se situaient, il était des formules et des phrasés qui attaquaient assez sérieusement la suspension d’incrédulité.

Le récit du gangster n’était assurément pas assez bon pour lui faire oublier la vérité cachée derrière ses charmants et légèrement maladroits ornements. Ce type, qui était un truand de la pire espèce, un mafieux et un bandit avait traîné son petit frère dans une sordide histoire de rivalité de gangs, faisant de lui un voyou et surtout l’exposant de très près au risque de se faire tuer, sur fond de conflit de territoire pour la gestion des différents points de trafics sexuel d’être humain. Toute cette histoire était triste et sordide et lorsqu’elle y réfléchissait ainsi elle en aurait bien pleuré, mais en même temps, si elle s’y était prendre, elle serait presque volontiers restée un peu à l’écouter, bras croisée comme elle l’était en cette instant, dans une attitude mi-sceptique mi-railleuse, n’allant pas jusqu’à ouvertement lever un sourcil incrédule et blasé, mais avec un regard qui le suggérait, de manière moins flagrante mais sans ambiguïtés. De temps à autre son regard se faisait plus sombre, plus agacé, d’un mot maladroit ou de ce qui apparaissait comme une grossière et dérisoire tentative de se défiler de ses explications encore moins subtilement qu’auparavant. Bien plus discret et presque imperceptible, surtout à celui qui la connaissait si peu, se dissimulait aussi dans ses yeux une certaine curiosité pour ce monde qu’elle avait toujours si violement exécré. Si elle n’avait pas eu une telle viscérale répulsion pour les sortes de traites qui faisaient le cadre de son récit, si le sort de ces femmes ne soulevait pas tant en elle indignation et empathie, si elle n’avait pas gardé cruellement dans son esprit le traumatisme de sa peur de jeunesse de finir comme elles, peut-être se serait-elle laissée aller à exprimer une petite parcelle d’intérêt pour l’histoire qu’il racontait. Mais son passé, ses sentiments et ses principes étaient ce qu’ils étaient et d’un bloc elle refoula tout, avec plus ou moins de succès.

Helen Tanakeno Coordinatrice générale des soins et infirmière anesthésiste à la clinique Blackwell (pour plus d'informations)

Elle ne formula pas non plus en une phrase clairement évoquée l’ironique question de la véracité de la fiction qu’il s’amusait à débiter. Cette andouille l’aurait sans doute amplement mérité, lui qui était vraisemblablement habituée à être le chef et à ce que ses subordonnées acquiescent à toutes ses légendes et ses affirmations et à ce que l’on lui donne raison même s’il avait affirmé que les corbeaux étaient blancs, chose qu’elle n’avait, elle, jamais accepté. Elle ne le fit pourtant pas, se contentant, sans moins de raillerie d’affirmer : « Protecteur des prostituées exploitées et des femmes en détresse, qui l’eut cru… »

Ne laissant ni à l’un ni à l’autre le temps de rétorquer quelque réaction que se soit à sa réponse, elle se laissa immédiatement rattraper par l’extraordinaire quantité de travail qui depuis les évènements de cette triste soirée n’avait cessé de l’étouffer. « Vous avez l’air tous les deux d’aller un peu mieux. Je vous laisse discuter entre vous. » Elle leur accorda un petit sourire, moins sarcastique et plus doux « Dix minutes, pas une de plus ! » ajouta-t-elle d’un air sévère.

Tenant parole, la jolie infirmière se dirigea vers la porte mais ne pouvant se résigner à laisser sans une dernière recommandation ni une dernière raillerie, elle se retourna pour ajouter à l’intention du malfrat une sérieuse injonction à ménager ses efforts et à se reposer, puis avec raillerie et malice, elle lança à l’intention de son frère de cœur : « Et toi, je te charge personnellement de l’engueuler de ma part, s’il recommence à s’épuiser à s’agiter ! » Sur ses mots, elle disparut dans l’ombre des couloirs, dissimulant dans celle-ci l’esquisse de son sourire en coin, les laissant seuls pour dix minutes, pas une de plus pas une de moins.